Médicaments anti-cancer peu efficaces, souvent toxiques et hors de prix, Drs N. et G. Delépine

Le traitement du cancer fait de plus en plus l’objet de nouvelles molécules très médiatisées, occultant souvent le rôle majeur de la chirurgie, de la radiothérapie ou des anciennes molécules déclarées obsolètes. Une vraie révolution a eu lieu, oui, mais au seul bénéfice de la finance, très exceptionnellement des malades.

La simplification majeure des conditions d’autorisation de mise sur le marché (AMM) des médicaments a réduit les délais d’obtention et permis aux entreprises de bénéficier plus longtemps de l’exclusivité des brevets, au prix d’une diminution considérable du niveau d’exigence des agences du médicament et de la sécurité sanitaire des malades. Une fois l’AMM dite « accélérée » imposée à l’ensemble de l’Union européenne, la France n’a que le choix du prix, du remboursement et de son inscription éventuelle sur la liste « en sus » autorisant les hôpitaux soumis à la tarification d’utiliser ces médicaments cent fois plus cher que l’or.

Avastin, Erbitux, Sutent, Iressa, Tarceva, Votrient, Yondelis… Qu’en est-il de l’efficacité et de la tolérance réelles de ces drogues arrivées en « pony express » sur le marché ?

A travers ce nouvel ouvrage aux éditions Michalon, Nicole et Gérard Delépine dressent un inventaire non exhaustif mais représentatif de ces nouveaux médicaments (conditions de mise sur le marché, complications, efficacité supposée) afin que tout patient puisse disposer d’informations objectives avant de donner son consentement.

Nous avons souhaité interviewer le Dr Gérard Delepine pour en savoir plus.

Tout d’abord, pourquoi ce livre ?

Dans notre précédent livre « CANCER les bonnes questions à poser à votre médecin » nous nous étions focalisés sur les cancers les plus fréquents (sein, poumon, prostate), pour rappeler les grandes lignes de leur traitement et permettre ainsi au malade d’instaurer un dialogue plus équilibré avec son médecin. Les retours que nous avons eu de patients nous ont montré que ce livre avait effectivement été utile, même si parfois certaines vérités pouvaient leur être pénibles à entendre.

Mais durant cette revue de l’état actuel de la science, nous avions constaté que la majorité des molécules anticancéreuses mises récemment sur le marché pour ces cancers n’apportaient pas de bénéfices pertinents aux malades. Il ne s’agit pas de médicaments inefficaces, mais de médicaments trop peu efficaces et/ou trop toxiques pour que les malades en tirent un bénéfice réel du fait d’une balance bénéfices/risques négative.

Pour savoir si ce phénomène était cantonné aux quelques cancers précédemment étudiés, nous avons alors élargi notre revue à d’autres molécules et d’autres cancers. Et le constat, détaillé dans notre nouveau livre, est affligeant près de 80% des médicaments anticancéreux mis sur le marché depuis 2003 l’ont été sans avoir apporté la preuve qu’ils pouvaient être utiles aux malades et la revue de la littérature quelques années après montre qu’ils sont trop peu efficaces ou dangereux sans que leur AMM soit suspendue.

 

Mais les agences qui délivrent les autorisations de mise sur le marché ne sont-elles pas constituées d’experts compétents ?

Dans les agences Européenne (EMA) ou américaine (FDA), ce n’est pas la compétence des experts qui pose problème, mais l’importance des liens d’intérêts qu’ils entretiennent avec les firmes pharmaceutiques, la politique générale des agences axée sur la promotion de l’innovation et les modifications des règles d’obtention de l’AMM qui ne permettent plus un contrôle efficace de la sécurité médicamenteuse.

 

Vous mettez en doute l’efficacité des agences européenne et américaine du médicament et l’objectivité de leurs experts ?

Nous ne sommes pas les seuls à constater l’insuffisante efficacité de l’EMA[1] et de la FDA[2]. De nombreux articles[3] [4] [5] [6] [7]dénoncent la faiblesse des preuves d’efficacité et d’innocuité des nouveaux médicaments qu’elles autorisent à la vente et leur incapacité à obtenir des firmes les résultats des études complémentaires qu’elles se sont pourtant engagées à fournir

Ce n’est pas nous qui doutons de l’objectivité des experts, c’est le parlement européen [8] qui depuis plusieurs années menace de ne pas reconduire le budget de l’EMA, c’est le canard enchaîné [9], la revue prescrire[10] et les associations de consommateurs européens[11].

 

Vous parlez d’une mission dévoyée ?

L’EMA et la FDA ont été créées pour assurer la sécurité et à l’efficacité des médicaments. Mais depuis plus de 15 ans les autorisations qu’elles ont délivrées montre que leur objectif prioritaire est devenu le « soutien à l’innovation » (en réalité à l’industrie), en autorisant le plus vite [12]possible le plus grand nombre de nouveaux médicaments même sans preuve réelle de leur efficacité et de leur faible toxicité.
Pour y parvenir elles ont progressivement diminué le niveau de preuves demandées pour décerner l’AMM. Schématiquement elles ne considèrent plus la balance avantages/risques pour les malades, mais seulement l’efficacité de la drogue sur la tumeur, et se contentent de critères subjectifs (taux de réponse à trois mois ou durée de stabilisation tumorale pompeusement rebaptisée « durée de survie sans progression ») au lieu des critères objectifs tels que la durée de survie globale ou le taux de guérison.

Les modifications des règles d’obtention de l’AMM[13] ont entrainé un affaiblissement de la sécurité sanitaire.  En agissant ainsi, l’EMA permet aux firmes de profiter plus longtemps des bénéfices financiers que leur assure l’exclusivité des brevets, mais elle expose les malades aux risques d’une drogue insuffisamment testée.

 

Mais permettre aux malades d’utiliser plus rapidement un nouveau médicament ne constitue-t-il pas un espoir pour les malades ?

C’est vrai lorsque le médicament est utile pour les malades à qui on le prescrit ; mais c’est dangereux lorsqu’on l’administre à ceux chez lesquels il n’est pas efficace ou trop toxique. Or les autorisations accélérées (ou fractionnées ou conditionnelles) mettent sur le marché des médicaments pour lesquels on ne dispose habituellement pas des informations nécessaires à leur prescription optimale. On transforme ainsi, à son insu, le malade en cobaye involontaire, ce qui est contraire à son intérêt, au code de Nuremberg et à la déclaration d’Helsinki de l’Association Médicale Mondiale.

La nocivité des ces AMM «pony express» pour les malades est avérée. Rappelons par exemple quelques pertes de survie des malades : 12 mois pour les malades traités par maintenance Iressa[14],par rapport à rien, 3 mois de survie en moins que la chimiothérapie avec le tarceva dans les cancers du poumon sans sélection génétique[15], 45 jours de survie en moins lors de l’ajout d’erbitux à la chimiothérapie des cancers du colon[16] … En témoignent également la suspension de l’AMM de l’avastin dans le cancer du sein aux USA et les fréquentes modifications d’AMM de thérapies ciblées quand on se rend compte tardivement d’une balance avantages risques défavorable dans certains sous-groupes[17] après qu’elles aient nui aux malades qui l’ont subi, confirmant que les études fournies pour obtenir l’AMM étaient insuffisantes.

 

Pourquoi avoir choisi spécifiquement ces molécules dans ces indications ?

Nous avons récemment fait un sondage sur 32 études pivots pour voir si leurs résultats, (qui ont permis d’obtenir l’AMM) avaient été ultérieurement confirmés[18] et n’avons observé une confirmation complète que dans à peine 30% des cas. Les résultats présentés aux agences du médicament minoraient la toxicité dans la moitié des cas (16/32) et surestimaient l’efficacité dans un tiers, faussant ainsi l’évaluation de la balance avantages/ risques en faveur de la nouvelle drogue.

Ce travail nous a permis de sélectionner certaines études pivots qui nous paraissaient particulièrement discutables dans leur méthodologie et/ou la présentation de leurs résultats et qui constituent la substance de ce livre.

 

Certaines bases de données sur Internet permettent d’obtenir des informations sur le traitement qu’on nous a prescrit…

Oui, si l’on lit l’anglais et si on dispose de connaissances médicales et statistiques permettant de faire le tri entre les informations crédibles et vérifiables et la propagande des laboratoires camouflée derrière l’article d’un grande revue médicale (écrit par des employés temps plein du labo), ou derrière une « information » délivrée par un professeur, une société savante ou une association de malades sponsorisés par la firme qui vend le médicament.

Lorsqu’on interroge directement son navigateur, l’information utile (la goutte d’eau essentielle) est noyée dans un océan d’informations publicitaires sans cesse renouvelée par les firmes et de témoignages individuels sans grand intérêt scientifique. On peut également consulter les publications officielles de la FDA ou de l’EMA en sachant que beaucoup pourraient avoir été rédigées par des affidés des laboratoires tant elles mettent en avant la fameuse « survie sans progression » (stabilité tumorale) et qu’elles oublient de mentionner la survie globale ou le risque de décès dû au médicament.

 

Le plus utile est de passer par le centre de documentation du congrès américain (pubmed) pour obtenir la liste des articlées potentiellement utiles, lire les résumés, sélectionner les essais randomisés puis les obtenir et les analyser pour savoir si on peut leur faire confiance  D’un point de vue statistique il faut se méfier particulièrement des essais « ouverts »[19] évalués sur des critères subjectifs (durée de survie sans progression, taux de réponse), des articles qui ne donnent pas la durée de survie globale en affirmant que « c’est prématuré », ou qui prétendent « notre médicament diminue de 30% le risque de mort ou de progression de la maladie » sans fournir ni les pourcentages absolus, ni les courbes de survie globale à 5 ans et des articles où les liens d’intérêts des auteurs ne sont pas mentionnés…

Deux bases de données méritent une attention particulière car elles sont globalement riches et fiables : celle de l’institut Cochrane pour ses macroanalyses et celle de la Haute Autorité de Sante pour ses fiches de la commission de la transparence et leur cotation ASMR (Amélioration du Service Médical rendu), ( alors que leur cotation SMR (Service Médical Rendu) relève souvent plus de la flatterie que d’une critique scientifique).

 

Plus le médicament est cher et récent, plus il faut se méfier, dites-vous…

Pour deux raisons principales. Un médicament cher rapporte beaucoup au labo qui s’efforce de bloquer toute information négative susceptible de faire baisser les ventes et encourage ou suscite la publication d’observation exaltant son efficacité. Les informations disponibles le concernant sont donc biaisées dans le sens qui lui est favorable. Un médicament récent est protégé par un brevet, il est donc cher et sa toxicité tardive est inconnue

Un médicament ancien généricable rapporte beaucoup moins et, s’il est efficace, peut gêner les ventes du concurrent dernier né dix fois plus cher, Le laboratoire qui dispose des signalements de pharmacovigilance sur une longue période a alors tout intérêt à les diffuser pour faire la place à son petit dernier.

Si un médicament ancien ne fait pas l’objet de signalement de toxicité c’est qu’il n’est vraiment pas toxique (ou qu’il n’a pas de concurrent sur son marché). Comme avec le recul son efficacité est connue on peut précisément évaluer sa balance avantages/risques et le prescrire de manière optimale.

 

Pour conclure, que souhaitez vous transmettre à nos auditeurs ?

1°) L’AMM d’un médicament récent ne constitue plus un gage d’efficacité ni de sécurité, comme le constatait déjà G Apolone en 2005[20] et l’ont confirmé Lexchin en 2012 aux USA et R [21]Banzi et les associations de consommateurs en Europe[22] [23]

2°) la « médecine de précision » qui bénéficie d’une propagande trompeuse opiniâtre n’a toujours pas apporté de progrès indiscutables dans le traitement des tumeurs solides comme le démontre Vinay Prasad[24]:

3°) Le malade à qui on propose un « nouveau médicament miracle » a intérêt à demander la communication des articles princeps qui le démontrent et à consulter la fiche de transparence de la HAS pour vérifier que sa survie globale a des chances d’être réellement améliorée.

4°) Le citoyen doit comprendre que le prix démesuré de certains médicaments et les charges indues que nos gouvernants imputent à la sécurité sociale menacent notre système de santé. Lorsque le ministère accepte de payer 5000 euros par mois pour un médicament globalement peu utile et/ou trop toxique, c’est au détriment, non seulement des malades qui le prendront, mais aussi de l’ensemble des citoyens à qui on refusera le remboursement des lunettes, des dents et des appareils auditifs et qu’on oblige à contracter une assurance complémentaire santé de plus en plus chère.

Creuser le déficit de la sécu, c’est préparer la population à la privatisation sauvage de la santé comme aux USA pour la plus grande joie des assureurs et des laboratoires pharmaceutiques (la revanche du capital sur le programme du Comité National de la Résistance et les ordonnances de De Gaulle).

Pédiatre, oncologue, ancien chef de service de cancérologie pédiatrique à l’assistance publique-hôpitaux de Paris, Nicole Delépine se bat depuis trente-cinq ans pour améliorer la prise en charge des malades atteints de cancer, en particulier les plus jeunes.

Gérard Delépine, chirurgien orthopédique, oncologue et statisticien, a consacré sa carrière à développer des techniques de chirurgie conservatrice.

Références

[1] La revue Prescrire • L’année 2016 du médicament : un système qui favorise l’imitation plutôt que la recherche de réels progrès Février 2017 • Tome 37 N° 400

[2] US Government Accountability Office “Drug safety – Improvement needed in FDA’s postmarket decision-making and oversight process” Report GAO-06-402, 2006. www.gao.gov: 63 pages.

[3] Naci H et al. Why the drug development pipeloine is not deliverign better medicines. BMJ 2015; 351: h5542

[4] L D, Lexchin “Why do cancer drugs get such an easy ride?” BMJ 2015; 350: h2068 doi: 10.1136/bmj.h2068

[5] European Medicines Agency. “Guideline on the scientific application and the practical arrangements necessary to implement the procedure for accelerated assessment pursuant to article 14(9) of regulation (EC) No 726/2004” EMA/CHMP/697051/2014-Rev. 1. Public Consultation launched on 23 July 2015.

[6] Frank C et al “Era of faster FDA Approval has also seen increased blackbox warning and market withdrawals” Health Affairs 2014; 33(8): 1453-1459.

[7] Kim C, Prasad V, 2015. Cancer drugs approved on the basis of a surrogate end point and subsequent overall survival: An analysis of 5 years of US Food and Drug Administration approvals. JAMA Internal Medicine.

[8] ECA (European court of auditors) (2012), Management of conflict of interest in selected EU Agencies ; Special Report no 15 2012 [archive] ; ISBN 978-92-9237-876-9

[9] « Le gendarme européen du médicament testé corrupto-positif », Le Canard enchaîné, 7 décembre 2011, p. 3.

[10] LA REVUE PRESCRIRE Agence européenne du médicament : confite d’intérêts JUILLET 2012/TOME 32 N° 345 • PAGE 535

[11] CRIIGEN, Fondation Sciences Citoyennes et ENSSER (European Network of Scientists for Social and Environmental Responsibility) Santé : l’expertise en question. Conflits d’intérêts et défaillances de l’évaluation 4 mars 2010 au Parlement européen

[12] Eichler H-G et al. ‘’From Adaptive Licensing to Adaptive Pathways: Delivering a Flexible Life-Span Approach to Bring New Drugs to Patients’’. Clinical Pharmacology & Therapeutics 2015; 97 (3)

[13] approval under exceptional circumstances”, “conditional marketing authorisations” and ‘’accelerated assessment’.

[14] K Kelly et al Phase III Trial of Maintenance Gefitinib or Placebo After Concurrent Chemoradiotherapy and Docetaxel Consolidation in Inoperable Stage III Non–Small-Cell Lung Cancer: J Clin Oncol 26:2450-2456. © 2008

[15] Garassino and TAILOR trialists. Erlotinib versus docetaxel as second-line treatment of patients with advanced non-small-cell lung cancer and wild-type EGFR tumours  Lancet Oncol. 2013 Sep;14(10):981-8

[16] C Tol et al Chemotherapy, Bevacizumab, and Cetuximab in Metastatic Colorectal Cancer N Engl J Med 2009;360:563-72

[17] par exemple maintenance par tarceva pour les malades souffrant de cancer des poumons sans mutation EGFR

[18] G. Delépine N. Delépine , S Alkhallaf Les résultats des études « pivot » en cancérologie sont-ils fiables ? 6ème colloque « Sur- et sous-médicalisation, surdiagnostics et surtraitements », les 28 et 29 avril 2017 à Bobigny

[19] C’est à dire réalisé alors que le malade et le médecin savent quel traitement est attribué au malade

[20] G Apolone « new anticancer agents are still often approved on the basis of small single arm trials that do not allow any assessment of an ‘acceptable and extensively documented toxicity profile and of end points such as response rate, time to progression or progression-free survival which at best can be considered indicators of anticancer activity and are not ‘justified surrogate markers for clinical benefit » in Ten years of marketing approvals of anticancer drugs in Europe: regulatory policy and guidance documents need to find a balance between different pressures British Journal of Cancer (2005) 93, 504–509

[21] Lexchin J “New drugs and safety: what happened to new active substances approved in Canada between 1995 and 2010?” Archives of Internal Medicine 2012: 172:1680-1.

[22] Rita Banzi  « In most cases there was limited evidence supporting the positive benefit–risk balance at the time of approval. Delays or discrepancies in the fulfilment of obligations allowmedicinal products with unsettled benefit–risk profiles onto the market for several years. »Approvals of drugs with uncertain benefit–risk profiles in Europe European Journal of Internal Medicine 26 (2015) 572–584

[23] Joint response to EMA public consultationA PRIME example of how EMA is pushing for accelerateurs et des laboratoires pharmaceutiqueed market approvals, but at what cost for patients? 23 December 2015

[24] Vinay Prasad  «When considerd objectivly , the prospects and potential of precision oncology are sobering Precision oncology has not been shown to work, and perhaps it neverwill» The precision-oncology illusion Nature september 2016, 537  Precision medecine outlook perspective © 2016 Macmillan Publishers

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